Notre vision nationale
Une lettre à Paul St-Pierre Plamondon.
Je vous écris pour exprimer ma crainte face aux menaces que ma communauté et moi ressentons actuellement, alors que le prochain parti au pouvoir au Québec, héritier du projet national de René Lévesque, véhicule des croyances marginales qui menacent les citoyens queer et immigrants comme moi. Par cette lettre, je souhaite donc partager ma vision d'un projet national québécois, à l'ombre de l'anéantissement politique et personnel.
L’émergence d’un fascisme ouvert aux États-Unis et sa focalisation territoriale spécifique sur le Canada, le Groenland et d’autres alliés ont été une constante stressante dans nos vies ces derniers mois. L’absence de voix internationales appelant au soutien d’un Canada indépendant ayant ses propres intérêts, ou de toute conséquence géopolitique réelle pour les États-Unis, rend les inquiétudes plus concrètes. La clé de voûte de ces menaces ressort clairement de l’utilisation par les États-Unis d’une fausse crise du fentanyl provoquée par le Canada comme prétexte pour une guerre (semblable aux armes de destruction massive (ADM) de l’Irak en 2003), et du fait que les dirigeants du Canada semblent totalement incapables de rallier un projet national canadien derrière autre chose que les mêmes platitudes néolibérales qui ont amené notre monde à ce point.
Une vision nationale est nécessaire pour rassembler les gens afin qu’ils croient en une nation à laquelle ils sentent appartenir et qu’ils vivent pour elle. Donald Trump le sait et a organisé sa coalition de construction de nation derrière une idéologie qui affirme le droit naturel des hommes blancs à contrôler les leviers du pouvoir et considère les structures et hiérarchies de pouvoir mondiales actuelles comme naturelles et justes. Étant queer et ayant de fortes structures de croyance basées sur l’anti-oppression, l’autonomie corporelle et l’anticapitalisme, les projets nationaux à travers le monde aujourd’hui sont presque universellement opposés à nous. Mais l’une des raisons pour lesquelles les projets nationaux de gauche sont si rares aujourd’hui semble être le manque de compétences en matière d’organisation, combiné à la suppression consciente des droits des travailleurs par la classe capitaliste et à l’érosion de la sécurité financière des travailleurs, qui ont conspiré pour rendre l’organisation de gauche difficile et décourageante.
Parmi les partis ayant accès au pouvoir, nos idéaux politiques personnels s’alignent le plus étroitement sur ceux de Québec Solidaire au niveau provincial et du Bloc Québécois au niveau fédéral. Nous aimerions avoir une opinion différente du Parti québécois, mais lorsque ses candidats ne parviennent pas à soutenir les jeunes queers et adhèrent à des slogans popularisés par des trolls d’extrême droite en ligne, nous avons l’impression que René Lévesque aurait honte de ce qu’est devenu son parti. Nous devons souligner qu’il est probablement impossible d’être entièrement d’accord avec tout ce qui figure dans le programme d’un chef ou d’un parti. Nous choisissons ceux qui s’alignent le plus sur nous et faisons de notre mieux pour les orienter dans notre direction par la participation. Nous attendons cela également des partis et nous ne soutiendrons pas un parti qui, selon nous, ne pourrait pas nous inclure, nous et nos convictions. Ainsi, même si nous trouvons parfois erronées les politiques et stratégies de ces partis, nous le disons publiquement et essayons de les changer, tant que ces deux partis représentent toujours nos meilleurs espoirs en matière d’activisme politique.
Nous pouvons également faire une différence si nous nous organisons en tant que leaders communautaires. Diriger avec le respect de nos étudiants, voisins et collègues nécessite un exemple positif, authentique et public d’une identité queer de gauche. Être nous-mêmes authentiques et ne laisser aucun doute à ce sujet signifie que les membres queer et en questionnement de nos communautés (en particulier les jeunes) peuvent suivre notre exemple, se sentir en sécurité et savoir qu'ils peuvent également être une partie importante de leur communauté. Les personnes non-queeres peuvent également comprendre rapidement et facilement que nous sommes une partie importante de leur communauté et y réfléchiront à deux fois avant de s'engager dans une action politique d'exclusion ou préjudiciable. Être créateurs de culture et d’idées en tant que leaders communautaires signifie que nous pouvons garantir que notre communauté fonctionne dans une position d’inclusion, de soin et d’anti-oppression.
Une blague américaine courante que même les Canadiens utilisent est que « les Canadiens ne sont que des Américains avec des soins de santé et sans armes », et en dehors du Québec, c'est assez exact ! Le Québec est un peu différent, dans le sens où il n'a jamais vraiment renoncé à avoir un projet national. À l’instar des projets nationaux canadien et américain, celui du Québec était en grande partie un projet suprémiste blanc. Cela dépendait de la croissance d’une société coloniale aux dépens d’une société autochtone. Il y avait un idéal spécifique de ce qu’était un citoyen. Comme aux États-Unis et au Canada, le projet national du Québec n’a pas changé ou s’est adouci pour incorporer l’anti-oppression ou le pluralisme pour des raisons éthiques, mais comme un effet secondaire de l’économie néolibérale. Mais le libre-échange, les chaînes d’approvisionnement mondiales, la financiarisation et l’affaiblissement des droits des travailleurs exigent tous des identités nationales plus faibles, et encourager la migration légale et irrégulière a été essentiel pour réduire la solidarité des travailleurs dans les décennies post-soviétiques. Le projet national du Québec n’a pas été à l’abri de cet abandon, mais il reste relativement intact, principalement en raison du passage de ses décennies les plus vitales et les plus réussies avec la vague anti-impériale de la fin du 20e siècle plutôt que la période empire du 19e et du début du 20e siècle, comme au Canada et aux États-Unis. Mais que peut être un projet national qui inclurait les immigrants vivant ici, qui correspondrait à nos idéaux et à notre identité queer, et qui serait politiquement réalisable d’une manière ou d’une autre ? Qu'est-ce que la nation québécoise, sinon un projet étho-nationaliste ?
Même si le Québec devait résister au « canadianisme » colonial anglais, il demeurerait une société de colons vivant sur des terres volées aux nations autochtones qui habitent encore les régions qui nous entourent. Le trait unificateur des gens dans cette société de colonisation est la langue française – une langue coloniale elle-même. Ainsi, même si le français pourrait et devrait être un élément de la construction nationale ici, le Québec doit également faire la paix avec son histoire d’origine coloniale pour aller de l’avant. Pour construire un État fort, pluraliste et multiethnique centré sur l’anti-oppression (par opposition à un ethno-État nationaliste blanc qui, de par sa nature, nécessiterait l’oppression de ceux qui sont incapables de se conformer), il faut trouver des traits unificateurs pour les différentes identités qui coexistent dans cette pluralité. Je pense vraiment que la langue française reste le meilleur et le seul candidat réaliste pour une telle fonctionnalité. Mais comment pouvons-nous nous rassembler autour de notre langue nationale sans renforcer l’histoire d’origine ethno-nationaliste qui la sous-tend ?
L’une des caractéristiques des mouvements anti-oppression est l’abandon volontaire du pouvoir par les puissants (bien que souvent sous la menace de violence ou de bouleversements sociaux). À l'échelle mondiale, les Québécois ne sont pas particulièrement puissants, mais sur le territoire appelé Québec, il existe une structure de pouvoir clairement oppressive dominée par des hommes blancs d'origine franco-européenne. Les premiers pas vers un nationalisme renouvelé et éthique doivent impliquer la dissolution de cette structure par la réconciliation avec les nations autochtones et un dévouement national à l’immigration et à l’identité des immigrants.
La grande majorité de ce qui est aujourd’hui le Québec doit être le territoire souverain reconnu des Premières Nations. Cela doit inclure la reconnaissance du droit de ces nations de ne pas participer au projet national québécois, qu’elles soient favorables à leur propre indépendance nationale ou à une alliance avec le Canada (ou, d’ailleurs, les États-Unis ou tout autre pays). Cela signifiera que de nombreux colons deviendront les sujets des gouvernements des Premières Nations, et cela signifiera céder aux Premières Nations le titre légal et opérationnel des ressources, des industries et des entreprises situées sur ces terres. Cela fera partie de cette démarche « d’abandon du pouvoir », et c’est le seul véritable moyen de parvenir à la réconciliation.
Il est important de se demander pourquoi une identité nationale immigrante sera essentielle au succès du français en tant qu’élément unificateur de notre nation, puisque les ethno-nationalistes blancs s’opposent fermement à l’immigration sous prétexte de protéger le français. Le plus important est que faire d’une langue notre caractéristique nationale signifie consacrer du pouvoir et des ressources à cette langue, à un degré tel qu’il est impossible de la mettre en danger. Protéger le français de l'immigration implique que notre culture française est faible et que notre société rend difficile l'apprentissage et l'usage de cette langue pour ceux qui n'y sont pas nés. Notre culture doit donc être si forte que ni le nombre ni l’origine des nouveaux arrivants ne puissent ébranler son emprise.
Bien entendu, cela nécessite que nous définissions en quoi consiste notre culture afin que nous puissions concentrer nos ressources pour la renforcer et la solidifier face au changement. On peut commencer par le territoire habité par les Québécois aujourd'hui - peut-être 200 km de part et d'autre des rivières Saint-Laurent et Outaouais. Cet endroit est très homogène culturellement : il est urbain, multiethnique, industriel et francophone. Ensemble, ces éléments forment une nation.
Une nation urbaine garantit à chacun un logement abordable et adéquat. Elle investit dans des réseaux intégrés de transports publics communs. Elle doit garantir la sécurité alimentaire grâce au commerce, à la technologie, à l’agriculture intensive et à la protection des terres contre l’étalement urbain. Elle investit dans le capital humain : universités, salles de concert, espaces pour artistes à faible coût, studios de cinéma et écoles de formation technique pour assurer le bon fonctionnement de ses infrastructures urbaines, quelles que soient les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Une nation multiethnique fait explicitement de la diversité de sa production culturelle une caractéristique essentielle de son capital créatif. Un revenu universel garanti élevé peut permettre aux jeunes et aux immigrants de créer et d’inventer, plutôt que de les obliger à « se bousculer » dans de multiples emplois précaires pour survivre. Le roman et l'étrange dans l'art et la performance sont subventionnés afin d'activer des talents inexploités et de créer une destination à la fois pour les consommateurs et les producteurs de cette culture. Les nouvelles voix sont amplifiées très tôt et le journalisme francophone de qualité reçoit les ressources dont il a besoin pour être indépendant de la capitale, du gouvernement ou des personnalités culturelles dont il rend compte.
Une nation industrielle maintient une politique industrielle claire et identifiable, comprenant plusieurs ministères gouvernementaux dédiés à la santé et à l’épanouissement du secteur industriel. Les secteurs dans lesquels un avantage local est identifié reçoivent les ressources dont ils ont besoin pour se développer rapidement pour servir un marché national et mondial. L’accent mis sur la qualité des produits finis, plutôt que sur l’extraction des matières premières, garantit que la partie la plus valorisée de chaque industrie soit tenue en plus haute estime. Pour le Québec des années 2020 et 2030, je suppose qu’il s’agirait de choses comme les technologies d’énergies renouvelables, les transports, l’agriculture en serre et les jeux, mais ces décisions dépendraient d’un examen constant par les dirigeants gouvernementaux et d’une rétroaction démocratique.
Une nation francophone veut que chacun apprenne, utilise et crée avec le français. Il investit dans l’éducation des jeunes et ne sacrifie pas les sciences humaines aux domaines STEM. Cela rend les cours de francisation gratuits et à long terme, faisant passer les locuteurs non natifs de zéro à Victor Hugo si c'est jusqu'où ils veulent aller. Les apprenants de français n’ont pas besoin d’occuper des emplois peu qualifiés et mal payés pour s’en sortir jusqu’à ce que leur français soit suffisamment bon : une aide sociale généreuse leur permet de consacrer les nombreuses heures par jour à perfectionner leur langue dont les locuteurs natifs ont bénéficié dans leur jeunesse. Un financement généreux et stable est fourni aux bibliothèques, aux archives, aux galeries et aux musées. Les contenus francophones en matière de cinéma, de télévision, de théâtre, de radio, de concert et de musique sont omniprésents et accessibles à tous. Quelque chose comme l'Académie française ou le Göthe Institut est créé pour projeter ce contenu culturel hors du Québec, pour mettre en valeur notre projet national, pour enseigner notre langue au-delà de nos frontières et pour inciter d'autres créateurs à venir ici et à y contribuer.
Rien de tout cela ne sera bon marché. Tout cela nécessitera d’abandonner l’économie néolibérale et son engagement en faveur de faibles impôts, d’une faible réglementation et de transactions transfrontalières faciles. Cela nécessitera une forte intégration de l’État dans l’économie, des impôts très élevés pour quiconque gagne plus que le revenu de base de la classe moyenne, et une définancialisation du logement, des retraites et des dépenses publiques. Mais si nous pouvons construire cette nation, qui aura besoin de toute cette richesse supplémentaire ? L’immense richesse personnelle et la thésaurisation des ressources sont une boucle de rétroaction provoquée par des nations en faillite. Lorsque votre pays ne vous donne aucune raison d’être fier, pas de filet de sécurité sociale et pas d’infrastructures, vous vous concentrez sur la création du vôtre. Lorsque votre pays ne crée aucune merveille culturelle digne de ce nom, vous vous entourez des biblots et des artefacts que l’argent peut acheter. Lorsque votre seule défense contre le chaos consiste à disposer d’une énorme montagne d’argent au cas où « the shit hits the fan », vous thésauriser.
Mais si nous avons un pays et une société qui se consacrent à nous soutenir et à nous inspirer, où les plus grands plaisirs de la vie sont accessibles et omniprésents, nous nous sentirons riches à chaque pas que nous ferons dans notre monde. Nous nous sentirons plus riches que jamais lorsque nous pourrons assister à un concert de virtuose dans une petite banlieue un soir de semaine en utilisant nos transports en commun rapides et bon marché, prendre un repas au restaurant abordable et être assurés qu'il est sûr et que les employés sont payés, protégés et parlent un français parfait. Nous n’aurons pas peur pour notre identité car toutes les identités sont protégées et célébrées. Nous n’aurons pas à nous contenter d’un travail épouvantable que nous détestons parce qu’il n’existera pas d’emplois épouvantables, et nous pouvons faire un travail que nous aimons parce que notre pays cultive les talents de ses citoyens. Nous pouvons apprendre le français, acquérir une nouvelle compétence ou nous recycler pour un nouvel emploi sans gaspiller nos bas de laines ni contracter une montagne de dettes. Nous ferons l’envie des autres pays riches, non pas parce que nous avons des gens riches, mais parce que nous avons une nation riche, cohésive et cohérente.